itsy bitsy tipsy

J’ai l’impression d’avoir été entrainée par un tourbillon violent toute la soirée, ne sachant pas vraiment où donner de la tête. Tout est nouveau pour moi, le monde, l’effervescence, l’environnement. Rien ne m’est familier, rien ne m’est confortable et j’ai la tête qui tourne, déjà, au bout de quelques heures. J’avais essayé de m’isoler quelques instants un peu plus tôt, pour respirer au calme, mais mon moment de quiétude s’est rapidement transformer en une conversation avec une musicienne du bateau, avec qui j’ai discuté un moment avant de retourner dans la salle de réception. Maintenant que l’heure est bien avancée et que certains commencent déjà à rejoindre leurs cabines, je juge qu’il est grand temps de faire une deuxième tentative. Cette fois ci je ne me contente pas de m’accouder à la rambarde pour essayer d’apercevoir les vagues contre la coque du bateau, mais déniche quelques marches sur lesquelles je m’assieds. Je ne pense pas trop à la blancheur de ma robe et aux tâches qui pourraient la gâcher, trop heureuses d’offrir à mes pieds quelques secondes de répit. Perchés sur des escarpins depuis le début de la soirée, je ne m’étais pas rendu compte qu’ils souffraient le martyr, trop distraite par le reste pour me soucier de mon bien être. Au loin, j’entends le brouhaha distant de la fête, atténué par le calme de la nuit noire. Une partie de mon corps est dans la pénombre, l’autre subtilement éclairée par la lumière détournée d’un projecteur. Nerveusement, mes doigts courent le long de mes tibias, comme pour m’apaiser, sans que je n’y prête trop d’attention, et dans ma tête résonnent très fort, à tour de rôle,  « Mais qu’est-ce que je fais là ? » et  « J’ai hâte d’être à demain matin. »

La soirée n’est pas encore terminée. Nombreux sont les passagers à oser enfin s’aventurer du côté des employés pour poser quelques questions sur les nombreuses activités proposées, les nombreux services gracieusement dispensés à l’aimable clientèle à bord. L’alcool a surement contribué à les désinhiber. Il y a, par exemple, ce jeune homme qui titube et prétends depuis tout à l’heure pouvoir improviser une démonstration de breakdance afin de prouver à un jeune danseur professionnel employé par le Pacific Star qu’il se débrouille mieux que lui. Pire encore, cette demoiselle, vingt ans grand maximum, qui a sensiblement abusé des cocktails alcoolisés et qui est à la fois touchante et ridicule à vouloir à tout prix parvenir à capter le regard du beau barman qui, je vous l’accorde, pousse à consommer toujours plus pour tenter d’attirer son attention. Je n’ai pas spécialement envie de répondre aux questions des passagers, je me suis montré plus sociable que jamais tout au long de la soirée et tout ce dont j’ai besoin à présent, c’est de marquer une courte pause, loin du chaos qui règne dans la salle de réception. Un chaos relativement organisé, je vous l’accorde, mais on sent que la fin de la soirée approche et que chacun commence à trouver nettement plus d’intérêt à aller découvrir sa cabine plutôt que de feindre un quelconque intérêt aux conneries débitées par deux trois quidams bien lourdingues et vraiment peu passionnants. J’empreinte la sortie principale et prends une immense bouffée d’air frais sur le pont, là, à l’abri des regards. Je ne m’en rendais pas compte avant de quitter la pièce, mais il faisait sacrément chaud là-dedans. Bonjour le rhume que je risque d’attraper en passant d’un extrême à l’autre, l’air marin oblige. Un corps sublimé par une magnifique robe blanche m’interpelle et je n’ai pas besoin de lever les yeux davantage pour visualiser le visage de la personne qui se trouve non loin de moi. Une femme aussi ravissante, on ne peut pas l’oublier, pas aussi rapidement en tout cas. Je me rapproche d’elle, d’un pas volontairement souple pour ne pas l’effrayer ou la brusquer. « Bonsoir, puis-je m’asseoir à côté de vous ? » En temps normal, je tutoie tout le monde – Parce que vouvoyer ça me donne l’impression de m’adresser à des retraités à la recherche d’une forme très appuyée de respect.  – mais ici je me dois de faire très attention au ton employé. Une frontière se hisse entre la quarantenaire et moi… Celle qui m’oblige à porter un badge contenant tout un tas d’informations à mon sujet tandis qu’elle… Elle profite d’une liberté digne de ce nom. « Contente de votre première soirée ? »  

La brise marine sur ma peau nue m'aide doucement à sortir de la torpeur dans laquelle j'étais plongée. Mes yeux s'habituent progressivement à la demi pénombre et je distingue de plus en plus clairement quelques détails de l'environnement qui m'entoure. Une vis ici, une inscription là... Des canots de sauvetage ne sont pas bien loin non plus, et je ne sais pas si ils me rassurent ou m'effraient. Nous sommes toujours à quai, mais voir ces bateaux pneumatiques me fait prendre conscience que nous allons bientôt lever l'ancre et être véritablement coincés sur le Pacific Star, en pleine mer. Pour le meilleur et pour le pire, j'imagine... Plongée dans mes pensées, j'entends et vois des pas se rapprocher, mais ne réalise pas immédiatement qu'ils sont rattachés à quelqu'un. « Bonsoir, puis-je m’asseoir à côté de vous ? » Ce n'est qu'en comprenant les mots qui me sont adressés que je relève la tête pour dessiner un sourire sur mes lèvres. Du bout du pieds, j'écarte les escarpins qui jonchent le sol en les poussant contre le mur, et me décale sur la marche pour laisser une place à mes côtés au jeune homme. « Avec plaisir... » Je plisse les yeux pour déchiffrer l'inscription sur son badge. «... Adan ? C'est, après tout, davantage chez vous que chez moi, ici. » C'est d'ailleurs quelque chose de très étrange pour moi, ne rien maitriser. Ne pas être maitresse de mon environnement, ne rien contrôler, ça ne m'était pas arrivé depuis bien longtemps. J'imagine que, passé l'effet de surprise, ce sera une bouffée d'air frais. « Contente de votre première soirée ? » Je baisse la tête avant de le regarder à nouveau, décidant de jouer la carte de la vérité : « C'est... Un peu vertigineux, je dois l'avouer. » Je hausse les épaules avant d'ajouter: « Tout est si... différent de ce à quoi je suis habituée. Je vais m'y faire, je pense, mais c'est beaucoup en une seule soirée. » Nerveusement, mes doigts glissent entre mes boucles, avant de l'interroger. Parler des autres, ça c'est ma zone de confort. « Et vous, pas trop assailli par des dizaines de passagers impatients ? » Je les ai vus, du coin de l'oeil, ceux qui trépidaient et n'en pouvaient plus d'attendre. « Je suis Erin, au fait. » Juste Erin. Pas Pierce, encore moins Richards. Ici, là tout de suite, je ne suis qu'Erin, et c'est déjà beaucoup.

Le Capitaine a donné de sa personne tout à l’heure, il nous a offert un discours simple mais diablement efficace. Le ton est donné, la croisière officiellement lancée. Dans quelques minutes à peine, la terre ferme ne sera plus à notre portée avant des jours et des jours. Quelle est la première destination envisagée ? Nous, les employés, n’avons pas été mis au courant. Je suppose qu’il nous faudra attendre quelques jours avant d’obtenir des réponses à nos questions. A ce stade, tout ce qui m’intéresse c’est de prendre l’air. Je débarque sur le pont, étrangement désert, et prends une immense inspiration. Mon corps tout entier se détend et laisse échapper les toxines et la pression accumulée toute la soirée pour apparaitre sous le meilleur angle possible. J’ai bonne mine à dire cela alors que j’ai passé une partie de ma nuit accoudé au bar avec quelques employés à célébrer le début d’une excellente aventure. Je suis le premier surpris lorsque je me rends compte que nous avons tous plutôt bien accroché et qu’un immense esprit de camaraderie a déjà progressivement su s’installer. Je me sens ici comme sur une colonie de vacances, à la différence que je vais devoir fournir un travail régulier pour assurer la légitimité de ma place et m’assurer que personne ne marche sur mes plates-bandes. En attendant, je repère cette femme qui a attiré mon regard plusieurs fois dans la soirée. Une quarantenaire magnifique, l’une de ces dames que l’on pourrait retrouver à la une des rubriques modes des magazines du monde entier. Au milieu de tous ces passagers, elle brillait tout simplement de mille feux. Je me suis peut-être trahi, peut-être que mes yeux ont beaucoup trop parlé pour moi mais personne ne m’a fait de réflexion à ce sujet, j’imagine que j’ai su rester suffisamment discret pour me préserver et ne pas être pris pour un goujat. Je m’approche et m’assure que ma présence ne lui est pas indésirable, son sourire se veut rassurant et me donne l’impulsion qui me manquait pour conquérir ce morceau d’escalier laissé vacant en y déposant ce fessier que je ne cesse de travailler à la salle de sport. Elle remarque mon badge, déchiffre mon prénom et a une remarque qui fait s’étirer mes lèvres immédiatement. « Chez moi ? Pas vraiment. Mon quotidien ne se résumera bientôt plus qu’à être à votre service ! » C’est la raison pour laquelle je suis ici, ce sont les termes qui figurent sur mon contrat. On m’a engagé pour divertir, pour conseiller et accompagner les clients du Pacific Star. On ne m’a pas accepté à bord pour profiter de la magnifique croisière qui les attend. Vertigineux, le mot est utilisé avec justesse. « Suis-je déjà beaucoup trop indiscret si je vous demande ce qui compose, en temps normal, votre quotidien ? » Les belles formulations, le vouvoiement, j’ai vraiment beaucoup de mal avec tout cela… Ne pas être trop friendly avec les clients reste néanmoins l’une de mes missions et je ne veux surtout pas faire mauvaise impression dès le premier soir en récoltant une plainte. Je me frotte l’épaule, chatouillé par une légère brise, et confirme d’un hochement de tête ses propos. « Je m’attendais à ce que les passagers abordent la croisière comme un moment de détente, de farniente… Mais la plupart d’entre eux sont fermement décidés à s’exercer, on va avoir pas mal de boulot à la salle et c’est plutôt excitant comme nouvelle ! » Les profils vont être radicalement opposés et promettent de nous mettre en difficulté. Peiner, devoir puiser dans mes ressources pour trouver des solutions… C’est tout ce que je préfère, j’adore cela. « Aurais-je le plaisir de vous y retrouver, à la salle ? » A moins qu’elle ne soit plutôt intéressée par mes cours de danse ? Erin, j’enregistre soigneusement l’information et lui tends la main. « Heureux de faire votre connaissance, Erin ! »