firsts and lasts

Voilà plusieurs mois que mon annulaire gauche est nu. La callosité qui s’est formée au fil des années s’adoucit, mais pas ma rancœur. L’alliance qui ornait mon doigt l’a quitté il y a bien longtemps, comme moi, Mark, mais je n’ai jamais vraiment réussi à m’en débarrasser. J’ai l’impression que pour ces choses-là, il faut de grands gestes, des symboles. La revendre à une bijouterie ou la jeter à la poubelle ne semblait pas… suffisant ? Correct ? Je ne sais pas exactement ce que je recherchais, mais il fallait que ce soit fort, alors j’ai décidé de la trimballer, dans sa petite boite, avec moi sur ce bateau, dans l’espoir que l’idée que la mer soit sa dernière demeure fasse son chemin.
C’est ainsi que je me retrouve, au coucher du soleil et à quelques kilomètres de l’Islande, accoudée à la rambarde du sun deck, la bague en or au creux de la main. Au fond de moi, je sais que c’est la bonne décision, pourtant j’ai du mal à m’y résoudre. C’est une page de ma vie que j’ai mis longtemps à réaliser qu’il fallait que je tourne, mais plus le temps passe, plus c’est l’évidence. J’ai presque peur de ne pas savourer assez le moment où le bijou tombera dans l’eau, peur que la joie qu’il me procurera ne soit pas à la hauteur de ce que j’avais imaginé. Mais après tout, c’est le destin. Le symbole de notre mariage qui se noie dans l'océan de la solitude dans laquelle il m’a plongée pendant toutes ces années. C’est le destin.

Il flotte dans l’air une fraîcheur minérale, comme l’Islande qui s’annonce, à quelques miles des côtes. Elle inspire profondément, plus habituée aux effluves de nuits surchauffées qu’à la pureté de l’air marin. Le pont supérieur s’est transformé en parterre de feu, l’ocre du soir qui tombe peignant de feu le plancher du pont solaire. Et soudain, elle comprend le nom qu’elle trouvait grandiloquent. Son regard effleure la surface miroitante, et tombe sur un silhouette, solitaire, accrochée à la rambarde. Il se dégage de la scène une beauté triste, et une pudeur inattendue la retient de s’approcher ; et elle craint d’interrompre une confidence silencieuse. Il est des secrets qu’on confie à l’océan et qui n’appartiennent à personne d’autre. Elle-même, la nuit, murmure ses tristesses à l’infini qui gronde.

Alors elle glisse à pas chaloupés sur le bois lisse, s’accrochant à son tour à la rambarde qui brille. Et laisse le vent, doucement, battre ses cheveux et lui clarifier les idées. Pourtant, elle ne peut empêcher son esprit de vagabonder, cherchant dans des suppositions alambiquées la raison de la présence de cette passagère solitaire, et de ce tête à tête avec l’océan. Elle baisse les yeux sur sa main, et sur la bague fine qui y brille ; et un instant elle dit combattre l’impulsion de la jeter à la mer, et de laisser les flots engloutir ses souvenirs. Alors elle ne dit rien, parce qu’il n’y a rien à dire. Mais elle reste là ; car il est des moments, parfois, où une présence silencieuse et méconnue peut offrir ce que personne d’autre ne peut.  

On croit que le mariage c’est pour toujours, mais personne ne nous prépare à ce qui nous attend en réalité. Parce qu’en 2018, ce n’est pas ça qu’on vit, vraiment. En 2018 il y a plus de 40% de couples qui divorcent. Et sur les 60% restants, combien s’aiment vraiment ? Combien ne se complaisent pas simplement dans une vie qui est la leur et qu’ils ont toujours connu ? Combien ne savent pas qu’un autre, qu’un ailleurs plus lumineux est juste là, de l’autre côté ? Et combien ont simplement peur de partir ? Peur d’être déçus, peur que l’autre côté soit encore plus sombre… Ou simplement peur tout court, parce que rester, c’est vivre. Non, on nous a dit vous vivrez heureux, et vous aurez beaucoup d’enfants. Les enfants, c’est fait…

Je sens une présence s’approcher de moi et ne tourne pas la tête, pas complètement, juste assez pour distinguer une silhouette blonde qui imite ma pose. Je me demande de quoi je dois avoir l’air. « Ne soyez pas triste… Je ne le suis pas. » Je lui fais désormais face, et détaille ses traits pendant quelques secondes avant de poser mes yeux sur l’anneau, à nouveau. Du bout des lèvres, j’ajoute en souriant : « On efface tout, et on recommence. » Tout, non, ce n’est pas vrai. Je garde Daniel, James et Claire. Le reste, à l’eau.

La curiosité, finalement, a raison de sa pudeur, et elle tourne la tête, cherchant dans les traits de l’inconnue le secret de cette méditation silencieuse. A-t-elle seulement le droit de s’insérer ainsi, d’effleurer des douleurs qui ne sont pas les siennes ? Et pourtant, la mélancolie de l’une résonne chez l’autre, trajectoire qui se croisent et s’entrelacent le temps d’une soirée anonyme sur le pont d’un palace flottant. Dans un univers d’excès et d’absolus, la pureté née de la simplicité de ce moment volé émouvrait quiconque. Et l’expiration qui lui échappe à cette pensée lui semble plus profonde, plus paisible, plus libre.

La voix surgit brise le silence comme un brise-lame fend la mer en deux. Deux regards qui se croisent, deux être qui se détaillent, s’imprégnant un instant des traits de l’autre. Le fantôme d’un sourire hante ses lèvres, adoucissant des traits que son carré blond durcit. « On n’efface jamais tout. » Son regard clair suit la ligne de l’épaule, la courbe du coude, le creux de la main. S’arrête sur l’alliance ; « Il faut garder le meilleur. » Juste les bons souvenirs. Les sourires, les espoirs, les joies. Et l’image douce-amère de Santina et Alma, soudain, lui traverse l’esprit. « Ça fait longtemps ? » Questions aux mille réponses ; combien de temps a-t-elle passé là, à tenter de jeter ses malheurs à la mer sans y parvenir ? Combien de temps a-t-elle vécu avec le poids d’une alliance inutile accrochée au doigt ? Combien de temps a duré ce bonheur qu’elle a fini par découvrir éphémère ? Une seule question jetée au vent, une myriade de facettes d’une seule vérité. Une main tendue, sans forcer la confidence.

Voyant ce magnifique coucher de soleil, je suis partagée entre le sentiment que Mark ne mérite pas que je gâche un si beau paysage pour lui, et la certitude qu’il faut que j’arrête de me morfondre et que toute la rancœur que j’ai accumulé pendant toutes ses années me fait voir la vie en noir, oubliant ses couleurs vives. « On n’efface jamais tout. » La voix rauque et grave de l’inconnue près de moi résonne avec celle qui martèle mon cerveau. « Il faut garder le meilleur. » Je soupire. Elle a raison, évidemment qu’elle a raison. Je ne peux pas attribuer tous les maux de la terre à une seule personne. Je suis seule responsable de mes choix, des décisions que j’ai prises – ou que je n’ai pas prises, plutôt – mais c’est tellement plus facile de m’en débarrasser avec les papiers du divorce. « Pendant des années j’ai mis des œillères pour ne voir que le meilleur… Je commence à peine à remarquer tout ce que j’ai manqué, et ça me hante.  » Je baisse la tête avant d’ajouter, bien déterminée à ne pas me laisser happer une fois de plus par une spirale sombre : « Mais je compte bien sur ce voyage pour mettre de la distance avec tout ça, et retrouver ma lucidité d’antan… et la Erin d’antan, au passage. » Je retrouve ses yeux en disant, un sourire amusé sur les lèvres : « Je suis Erin, au fait. » Une conversation déjà si sérieuse alors que je ne connais même pas son prénom… C’est bien inhabituel.

Le silence retombe et mes prunelles se perdent à nouveau dans les vagues. C’est la dernière étape, et pourtant elle me semble être la plus dure. Elle ne devrait être qu’une formalité, mais elle est en réalité symbolique de tellement plus. Toutes ces années, cette alliance représentait exactement tout ce que j’étais. Une mère, une épouse, un roc solide sur lequel on peut toujours s’appuyer. Et maintenant ? « Ça fait longtemps ? » Je mords ma lèvre inférieure avant de dire tout bas, le murmure dans ma voix ne faisant qu’accentuer le cheveux sur ma langue : « Que j’aurais dû faire ça ? Une quinzaine d’années… Mais j’ai signé les papiers il y a quelques semaines. » Machinalement, et sans m’en rendre compte, les doigts qui jouaient avec l’anneau le font glisser sur mon annulaire gauche pour qu’il reprenne la place qui était la sienne. Un seul coup d’œil suffit à déclencher un frisson de malaise qui parcourt mon échine, comme un électrochoc. Et comme un électrochoc, je libère ma phalange et resserre une dernière mon poing autour de la bague avant de la jeter avec force dans l’eau glacée. « Il faut fêter ça… Vous m’accompagnez ? » Ma voix a repris tout son aplomb, et mon sourire a retrouvé le chemin de mes lèvres. Il ne manque plus qu’un gin tonic – ou peut-être dix – pour parfaire la soirée.